14. Les Mains Vides

 

 

Il plut toute la journée de mardi. Les nuages noirs menaçant qui arrivaient de l’ouest ne firent rien pour apaiser l’esprit tourmenté de Luce. La pluie tombait par vagues irrégulières – bruine, averse, déluge – avant de se calmer pour recommencer de plus belle. Les élèves n’avaient même pas eu le droit de sortir aux interclasses. À la fin du cours de maths, Luce devenait folle.

Elle s’en rendit compte quand ses notes sur le théorème de la moyenne se transformèrent en mémento :

 

15 septembre : premier rejet de D.

16 septembre : chute de la statue, main sur ma tête pour me protéger (autre possibilité : cherchait à se dégager). Départ immédiat de D.

17 septembre : méprise possible sur le hochement de tête de D me suggérant d’aller à la fête de Cam. Découverte troublante de la relation D & G (erreur ?).

 

Ainsi listés, ces micro-événements formaient un catalogue peu glorieux. Avec Daniel, c’était tout ou rien. Peut-être pensait-il la même chose d’elle. Mais Luce était intimement persuadée que sa bizarrerie à elle n’était qu’une réaction à celle de Daniel.

Non. C’était précisément le genre d’argument qui ne menait à rien et elle refusait de s’engager sur cette voie. Luce n’avait pas envie de jouer. Elle voulait seulement être avec lui. Elle ne savait pas pourquoi ni comment faire pour y parvenir. Que signifiait « être avec lui », d’ailleurs ? Elle était sûre d’une chose, cependant : c’était à lui qu’elle pensait. Lui qui l’obsédait.

Elle s’était dit qu’une analyse de chaque entrevue qui s’était conclue par la fuite de Daniel lui fournirait peut-être une explication à son comportement imprévisible. Hélas ! Son inventaire ne fit que la déprimer davantage, et elle le froissa.

Quand la sonnerie annonça la fin de la journée de cours, Luce se précipita hors de la salle. En général, elle attendait Arriane ou Penn, redoutant l’instant où leurs chemins se sépareraient, car elle se retrouvait alors face à ses pensées. Ce jour-là, pour une fois, elle n’avait envie de voir personne. Elle attendait avec impatience de profiter d’un moment à elle. Elle ne connaissait qu’une seule solution efficace pour chasser Daniel de son esprit : nager longtemps, seule, jusqu’à l’épuisement.

Tandis que les autres regagnaient tranquillement leur chambre, Luce mit la capuche de son pull noir et se précipita sous la pluie vers la piscine.

En dévalant les marches d’Augustine, elle heurta de plein fouet une silhouette sombre et élancée. Cam. La pile de livres qu’il tenait dans les bras chancela, avant de s’écrouler sur le bitume trempé. Il avait lui aussi relevé sa capuche et ses écouteurs lui hurlaient dans les oreilles. Chacun plongé dans son univers n’avait pas vu l’autre arriver.

— Ça va ? s’enquit-il, une main sur son dos.

— Ça va, répondit Luce, qui avait à peine trébuché.

Seuls les bouquins de Cam avaient pâti de la collision.

— Maintenant que chacun a fait tomber les bouquins de l’autre, la logique voudrait que nos mains se frôlent en les ramassant...

Luce rit et lui tendit un volume. Cam lui saisit la main et la serra dans la sienne. Ses cheveux bruns étaient trempés, et de grosses gouttes se formaient sur ses longs cils. Il était vraiment beau.

— Comment on dit « gêné » en français ? demanda-t-il.

— Euh… gêné, bredouilla-t-elle, un peu gênée elle-même, car Cam lui tenait toujours la main. Attends, c’est toi qui as eu un A en français, hier, non ?

— Tu t’en souviens ? demanda-t-il d’une voix bizarre.

— Cam, tout va bien ?

Il se pencha vers elle et essuya du bout de l’index une goutte d’eau qu’elle sentait dégouliner sur l’arête de son nez. Elle frémit à ce contact furtif. Comme il serait merveilleux qu’il la prenne dans ses bras, comme il l’avait fait lors de la cérémonie de Todd.

— J’ai pensé à toi, avoua-t-il. J’avais envie de te voir. Je t’ai attendue, à la cérémonie, mais quelqu’un m’a dit que tu étais partie.

Luce eut l’impression qu’il savait très bien avec qui elle se trouvait, et qu’il tenait à l’en informer.

— Je suis désolée ! cria-t-elle pour couvrir un coup de tonnerre.

Ils étaient tous les deux trempés jusqu’aux os.

— Viens, allons nous mettre à l’abri, fit Cam en l’entraînant vers l’entrée couverte d’Augustine.

Luce regarda par-dessus son épaule, en direction du gymnase. C’était là qu’elle avait envie d’être, et non avec Cam, ou qui que ce soit. Du moins, dans l’immédiat. Trop d’idées confuses se bousculaient dans sa tête. Elle avait besoin de temps et de solitude pour faire le point.

— Je ne peux pas, répondit-elle.

— Et plus tard ? Ce soir ?

— D’accord, plus tard.

Il lui sourit.

— Je passerai dans ta chambre.

À sa grande surprise, il l’attira dans ses bras pour l’embrasser doucement sur le front. Luce se sentit aussitôt apaisée, comme s’il lui avait administré une substance calmante. Avant qu’elle puisse se ressaisir, il la relâcha et s’éloigna vers les chambres.

Luce secoua la tête et se dirigea vers le gymnase, parmi les flaques d’eau. De toute évidence, Daniel n’était pas son unique souci.

Elle passerait certainement un bon moment avec Cam, dans la soirée. Si la pluie cessait, il l’emmènerait sans doute dans quelque endroit secret du campus et se montrerait charmant, superbe et troublant, comme il savait l’être. Il lui donnerait l’impression d’être unique. Luce sourit.

Depuis sa dernière visite à Notre-Dame-de-la-Forme, ainsi qu’Arriane avait baptisé le gymnase, le personnel de nettoyage s’était attaqué à la vigne vierge.

Elle avait été arrachée d’une partie de la façade, mais il en restait la moitié. Des tiges pendaient comme des tentacules verts devant la porte. Luce dut se pencher pour entrer.

Le gymnase était désert. Malgré l’orage qui faisait rage, il y régnait un silence absolu. La plupart des lampes étaient éteintes. Luce n’avait pas demandé l’autorisation de s’y rendre après les cours. Néanmoins, la porte n’était pas fermée à clé, et personne n’était là pour l’en empêcher.

Dans la pénombre du couloir, elle passa devant la vitrine des vieux parchemins en latin et la minuscule reproduction en marbre de la Pietà. Elle s’arrêta devant la porte de la salle de musculation, d’où elle avait vu Daniel sauter à la corde.

Elle soupira. Un élément de plus sur sa liste :

18 septembre : D m’accuse de harcèlement.

Et deux jours plus tard :

20 septembre : Penn me persuade de le harceler pour de bon. J’accepte.

 

Oh là là… Qu’est-ce qu’elle se dégoûtait. Mais c’était plus fort qu’elle. Au milieu du couloir, elle se figea. Elle venait de comprendre pourquoi, toute la journée, elle avait été encore plus obsédée par Daniel que de coutume. Et encore plus désarçonnée par Cam : la veille, elle avait rêvé des deux garçons.

Elle avançait, nimbée d’un brouillard poussiéreux. Quelqu’un la tenait par la main. Elle s’était retournée, pensant que c’était Daniel. Les lèvres qu’elle avait rencontrées étaient réconfortantes et tendres, mais c’étaient celles de Cam, pas les siennes. Il lui donna mille baisers très doux. Chaque fois que Luce croisait son regard, ses yeux vert intense étaient ouverts, rivés aux siens, lui posant une question à laquelle elle ne pouvait répondre.

Puis Cam avait disparu, et le brouillard s’était dissipé. Luce était blottie dans les bras de Daniel, là où elle désirait tant se trouver. Il la renversa en arrière et l’embrassa avec fougue, presque avec colère. Chaque fois que ses lèvres s’écartaient des siennes ne serait-ce qu’une fraction de seconde, Luce éprouvait une soif atroce qui la faisait crier. Cette fois, elle savait qu’il avait des ailes. Elle s’y lova tout entière, comme dans une couverture. Elle avait envie de les toucher, envie qu’elles se déploient autour d’elle et Daniel. Mais, bientôt, le contact velouté s’atténua et les ailes se replièrent. Daniel cessa de l’embrasser et guetta sa réaction. Elle ne comprenait pas la peur qui enflait au creux de son ventre, pourtant bien présente. Luce avait trop chaud, elle était brûlante, et cette chaleur devint insupportable. Elle se réveilla alors en sursaut. Dans les derniers instants de son rêve, Luce s’était enflammée, craquelée, avant de se retrouver en cendres.

Elle se réveil a en nage. Ses cheveux, son oreiller et son pyjama étaient trempés. Soudain, elle eut très froid et, jusqu’aux premières lueurs de l’aube, elle resta allongée, tremblante, seule.

 

Pour se réchauffer, Luce frotta ses manches trempées par la pluie. Son rêve l’avait laissée le cœur en feu, mais glacée jusqu’aux os. Elle ne s’en était pas remise de la journée. Voilà pourquoi elle venait nager : elle avait besoin de se défouler.

Cette fois, son maillot de bain noir lui allait, et elle avait pensé à apporter des lunettes. Près du bassin, elle s’attarda un moment sous le grand plongeoir, à inspirer l’air humide et son odeur de chlore. Il n’y avait aucun élève pour la distraire, ni le sifflement strident de la professeur de gym, de sorte que Luce décelait une présence dans l’église, même si la pluie entrait par les vitraux brisés. Une présence presque sacrée. Sans doute à cause du cadre prestigieux. Et même si nul cierge ne brûlait sur les autels latéraux, Luce s’efforça d’imaginer les lieux avant que la piscine n’occupe la nef. Elle sourit. L’idée de nager sous tous ces fidèles en prière lui plaisait.

Elle mit ses lunettes et plongea. L’eau était tiède, bien plus chaude que la pluie, et, quand elle avait la tête immergée, le grondement du tonnerre semblait inoffensif et lointain.

Elle commença son échauffement par un crawl. Son corps se détendit aussitôt. Au bout de quelques longueurs Luce accéléra et passa au papillon. Ses muscles étaient brulants. C’était exactement la sensation qu’elle recherchait.

Si seulement elle pouvait parler à Daniel... Discuter vraiment, sans qu’il l’interrompe pour lui conseiller de changer d’école, ou encore qu’il s’enfuie avant qu’elle en arrive au point crucial. Cela ferait avancer les choses. Hélas ! Pour le contraindre à l’écouter, il faudrait sans doute le ligoter et le bâillonner.

Mais que dire ? Elle était seule face à cette sensation qu’elle avait toujours en sa présence et qui, à y réfléchir, n’avait aucun rapport avec leurs échanges.

Et si elle parvenait à l’emmener au bord du lac ? N’avait-il pas suggéré que c’était désormais leur endroit ? Elle l’entraînerait là-bas et elle ferait tout pour qu’il ne se faufile pas.

Sa tentative de diversion ne fonctionnait pas.

Merde. Voilà qu’elle recommençait. Elle était censée nager. Rien que nager. Nager jusqu’à être trop crevée pour penser à autre chose que Daniel. Elle nagerait jusqu’à...

— Luce !

... Jusqu’à ce qu’elle soit interrompue. Par Penn, qui se tenait au bord du bassin.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Luce en crachant de l’eau.

— Et toi ? répliqua Penn. Depuis quand tu fais de la gym de ton plein gré ? Je n’aime pas cette nouvelle facette de ta personnalité.

— Comment tu m’as trouvée ?

Luce se rendit alors compte qu’elle s’était peut-être montrée impolie. Penn risquait de croire qu’elle l’évitait.

— C’est Cam qui m’a dit où tu étais, répondit Penn. On a eu une vraie conversation, figure-toi. C’était bizarre. Il voulait savoir si tu allais bien.

— Ça, c’est bizarre, en effet, admit Luce.

— Non. Ce qui l’est, en revanche, c’est qu’il soit venu vers moi et qu’on ait eu une conversation. Le mec le plus populaire et… moi ! Je dois te faire un dessin ? En fait, il a même été très sympa.

— Il est sympa, répondit Luce en ôtant ses lunettes.

— Avec toi, en tout cas, reprit Penn. Tellement sympa qu’il a fait le mur pour aller t’acheter un collier, que tu ne portes jamais, d’ailleurs.

— Je l’ai porté une fois ! protesta Luce.

C’était la vérité. Cinq jours plus tôt, après que Daniel l’eut plantée là pour la deuxième fois, au bord du lac, ne laissant qu’une trace lumineuse dans les bois. Hantée par cette lueur, elle ne trouvait pas le sommeil. Alors elle avait essayé le collier. Elle avait fini par s’endormir avec le bijou posé sur sa clavicule. À son réveil, il était tout chaud.

Penn agita les doigts devant Luce :

— Allô ? Tu es toujours avec moi ?

— Bref, fit Luce, je ne suis pas superficielle au point de m’intéresser à un mec uniquement parce qu’il m’achète des cadeaux.

— Pas superficielle ? répéta Penn. Alors je te mets au défi de me dresser une liste non superficielle de ce qui t’attire, chez Daniel – ce qui exclut d’office « ses super beaux yeux gris » ou « ses muscles saillants au soleil » !

Face à la voix stridente de Penn et sa façon de serrer les mains sur son cœur, Luce s’esclaffa.

— Il me plaît, c’est tout, répliqua-t-elle en évitant le regard de son amie. Je ne peux pas l’expliquer.

— Tu mérites vraiment d’être ignorée comme ça ? insista Penn en secouant la tête.

Luce n’avait jamais raconté à Penn ses tête-à-tête ave Daniel, qui lui avaient permis de constater qu’il tenait à elle. Penn ne pouvait donc pas comprendre ses sentiments, d’ailleurs bien trop personnels et complexes pour qu’elle les partage.

Penn s’accroupit devant Luce.

— Écoute, si je suis venue te chercher, à la base, c’est pour t’emmener à la bibliothèque pour une mission concernant Daniel.

— Tu as trouvé le bouquin ?

— Pas exactement, nuança-t-elle en lui tendant une main pour l’aider à sortir de l’eau. Le chef-d’œuvre de M. Grigori est toujours porté disparu, mais j’ai plus ou moins hacké le moteur de recherche de Mlle Sophia, qui est réservé aux abonnés. J’ai déniché plusieurs trucs qui pourraient t’intéresser.

— Merci, dit Luce en se hissant hors du bassin. Je vais essayer de ne pas trop te prendre la tête en chantant les louanges de Daniel.

— C’est pas grave, lança Penn. Mais dépêche-toi de te sécher qu’on profite de cette brève éclaircie. J’ai pas de parapluie.

 

Lorsqu’elle eut enfilé son uniforme, Luce suivit Penn à la bibliothèque. L’avant du bâtiment était partiellement entouré d’un ruban jaune de la police. Les filles durent se faufiler dans l’espace étroit situé entre les catalogues et les ouvrages de référence. L’air sentait encore le brûlé et un peux le moisi, aussi, à cause des jets d’eau et de la pluie.

Luce observa l’emplacement du bureau de Mlle Sophia, un cercle noir presque parfait sur le carrelage, au milieu de la bibliothèque. Tout ce qui se trouvait dans un rayon de cinq mètres avait été déblayé. Au-delà, il y avait étrangement peu de dégâts.

La bibliothécaire n’était pas à son poste, mais une table pliante avait été installée près de la trace circulaire, sur laquelle ne trônaient qu’une lampe neuve, un pot à crayons et un bloc de Post-it gris.

Luce et Penn échangèrent une moue désolée et se dirigèrent vers l’espace informatique. En passant devant les tables, là où elles avaient vu Todd pour la dernière fois, Luce se tourna vers son amie. Penn regarda droit devant elle, mais lorsque Luce prit sa main dans la sienne, elle la serra très fort.

Elles approchèrent deux chaises d’un ordinateur. Penn entra son code utilisateur, tandis que Luce faisait le guet pour s’assurer qu’elles étaient seules.

Une fenêtre d’erreur s’afficha à l’écran. Penn grommela.

— Quoi ? demanda Luce.

— Après quatre heures, il faut une autorisation pour avoir accès à Internet.

— C’est pour ça qu’il n’y a personne, ici, le soir.

Penn fouilla son sac à dos.

— Où est-ce que j’ai mis ce mot de passe ? marmonna-t-elle.

— Voilà Mlle Sophia, annonça Luce en voyant la bibliothécaire traverser l’allée.

Elle était vêtue d’un chemisier noir ajusté et d’un pantacourt vert vif. Ses boucles d’oreilles scintillantes effleuraient ses épaules et elle avait un crayon glissé dans les cheveux.

— Par ici ! souffla Luce.

Mlle Sophia plissa les yeux. Ses lunettes à double foyer glissèrent sur son nez. Chargée d’une pile de livres sous chaque bras, elle ne pouvait les remonter.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle en s’approchant. Ah ! Lucinda, Pennyweather, fit-elle d’un ton las. Bonsoir !

— On se demandait si vous auriez pu nous donner le mot de passe pour utiliser l’ordinateur, déclara Luce en désignant la fenêtre d’erreur, sur l’écran.

— Ce n’est pas pour chatter, j’espère ! Ces sites sont une création du diable.

— Non, non, c’est pour des recherches sérieuses, assura Penn. Vous seriez d’accord.

Mlle Sophia se pencha pour déverrouiller l’ordinateur. Ses doigts volèrent sur le clavier pour taper le mot de passe le plus long que Luce ait jamais vu.

— Vous avez vingt minutes, annonça-t-elle avant de s’éloigner.

— Cela devrait suffire, murmura Penn. J’ai dégoté un essai critique sur Les Observateurs, alors en attendant trouver le bouquin, on peut toujours voir de quoi il parle.

Sentant une présence derrière elle, Luce se retourna et vit Mlle Sophia. Elle sursauta.

— Désolée, dit-elle. Je ne sais pas pourquoi vous m’avez fait peur.

— Non, c’est moi qui suis confuse, répondit Mlle Sophia avec un large sourire. C’est dur, depuis l’incendie. Mais il n’y a aucune raison pour que je me défoule sur deux de mes élèves les plus prometteuses.

Les deux jeunes filles ne surent quoi répondre. C’était une chose de se serrer les coudes, après l’incendie, mais rassurer la bibliothécaire dépassait les limites de leurs attributions.

— J’ai essayé de m’occuper, mais…

La voix de Mlle Sophia s’éteignit. Penn adressa un regard nerveux à Luce.

— Eh bien, on aurait sans doute besoin d’un coup de main pour nos recherches, du moins si vous…

— Je peux vous aider ! coupa-t-elle en approchant une troisième chaise. Je vois que vous vous renseignez sur Les Observateurs, dit-elle en lisant par-dessus leurs épaules. La famille Grigori était très influente. Attendez, je connais une banque de données du Vatican. Voyons ce qu’on peut y glaner…

Luce faillit avaler le crayon qu’elle était en train de mâchonner.

— Excusez-moi, vous avez bien dit Grigori ?

— Oui. Les historiens sont remontés jusqu’au Moyen Âge. Ils étaient...

Elle se tut pour chercher ses mots.

— Disons, pour faire simple, un groupe de recherche spécialisé dans un certain type d’anges déchus.

Elle se mit à tapoter de plus belle sur le clavier, entre les deux filles, sous le regard admiratif de Luce. Le moteur de recherche moulinait un peu, débitant article sur article, source sur source, tous en rapport avec les Grigori. Le nom de famille de Daniel envahissait l’écran, au point que Luce en eut le tournis.

L’image de son rêve lui revint : les ailes déployées, son corps de plus en plus chaud, jusqu’à être réduite en cendres...

— Il existe donc plusieurs sortes d’anges, dont on peut devenir spécialiste ? s’enquit Penn.

— Oh ! bien sûr. C’est un sujet très vaste, répondit Mlle Sophia en continuant de tapoter. Il y a ceux qui sont devenus des démons, ceux qui ont rejoint Dieu, et même ceux qui ont eu des rapports avec des mortelles. (Ses doigts s’immobilisèrent enfin.) Une pratique très périlleuse…

— Et ces Observateurs, intervint Penn, ils ont un rapport avec le Daniel Grigori qui est ici ?

Mlle Sophia posa un doigt sur ses lèvres mauves.

— C’est fort possible. Je me suis posé la question, mais ce n’est pas tellement un endroit pour fouiller le passé d’un élève, vous ne trouvez pas ? (Les sourcils froncés, elle consulta sa montre.) Eh bien, j’espère que vous avez de quoi démarrer. Je ne vais pas vous faire perdre davantage de temps. (Elle désigna l’horloge de l’ordinateur.) Il ne vous reste que neuf minutes.

Tandis qu’elle se dirigeait vers le fond de la bibliothèque, Luce observa sa posture parfaite. Elle aurait pu porter un livre en équilibre sur la tête.

Apparemment, aider les filles lui avait un peu remonté le moral mais, en même temps, Luce ne savait que faire de l’information qu’elle venait de recevoir sur Daniel. Ce n’était pas le cas de Penn, qui griffonnait déjà furieusement.

— Huit minutes trente, annonça-t-Elle à Luce en lui tendant un stylo et un bout de papier. Il y en a bien trop pour huit minutes trente. Écris.

Luce soupira et obéit. C’était une page web sérieuse et austère, bordée de bleu sur un fond beige. En haut figurait le titre en grosses lettres : LE CLAN GRIGORI.

Luce sentit sa peau se réchauffer à la lecture de son nom.

Penn fit tinter son stylo sur l’écran pour attirer l’attention de Luce sur sa tâche.

Les Grigori ne dorment pas. C’était plausible. Daniel avait toujours l’air fatigué. Ils sont généralement peu diserts. Voyons. Parfois, parler avec lui était un calvaire. Dans un décret du VIIe siècle…

L’écran s’éteignit. Les vingt minutes étaient écoulées.

— Qu’est-ce qu’on a ? demanda Penn.

Luce tendit sa feuille de papier. C’était pathétique. La seule chose qu’elle avait notée, elle ne se souvenait même pas l’avoir griffonnée : c’étaient des ailes ourlées de plumes.

Penn lui adressa un regard de biais.

— Dis donc, tu promets d’être une excellente assistante de recherche, rit-elle. On peut aussi jouer au MASH, tout à l’heure, si tu veux. (Elle tendit ses propres notes, bien plus fournies.) Bon, c’est pas grave. J’ai de quoi nous mener à quelques autres sources.

Luce glissa la feuille dans sa poche, avec la liste froissée de ses interactions avec Daniel. Elle commençait à faire comme son père, qui ne s’éloignait jamais de sa déchiqueteuse de documents. En se penchant pour chercher une corbeille à papiers spécial recyclage, elle vit deux jambes s’avancer, dans l’allée.

Cette démarche lui était aussi familière que la sienne. Elle se redressa d’un bond et se cogna la tête sous la table informatique.

— Aïe ! gémit-elle en massant la bosse qu’elle avait depuis l’incendie.

Daniel se tenait à quelques mètres. À en juger par son expression, il n’avait aucune envie de la croiser. Au moins l’ordinateur était-il éteint. Il ne fallait pas qu’il sache à quel point il la fascinait.

Il la regardait comme si elle était transparente. Ses yeux gris-violet étaient fixés derrière elle, sur quelque chose ou quelqu’un d’autre.

Penn désigna à son amie la personne qui se tenait en retrait. Penché sur la chaise de Luce, Cam souriait. Dehors, un éclair fit sursauter Luce qui faillit se retrouver dans les bras de Penn.

— Ce n’est qu’un orage, dit Cam en inclinant la tête. Il va bientôt passer. Dommage, tu es si mignonne quand tu as peur.

Cam posa la main sur son épaule, puis il effleura son bras du bout des doigts, jusqu’à son poignet. Elle cligna les paupières, tant c’était bon. Quand elle rouvrit les yeux, elle avait un petit écrin rouge rubis dans la paume. Cam l’ouvrit très brièvement, mais Luce eut le temps d’entrevoir un éclat doré.

— Tu le regarderas plus tard, fit-il. Quand tu seras seule.

— Cam…

— Je suis passé dans ta chambre.

— On pourrait...

Luce se tourna vers Penn, qui les observait sans vergogne, fascinée par le spectacle.

Surgissant enfin de sa torpeur, celle-ci lança :

— J’ai compris. Vous voulez que je parte.

— Non, reste, insista Cam d’un ton plus doux que Luce s’y attendait, avant de lui faire face. Je vous laisse. À plus tard... promis ?

— D’accord, répondit-elle en rougissant.

Cam tendit la main tenant l’écrin vers la poche gauche du jean moulant de la jeune fille. Elle frémit en sentant ses doigts sur ses hanches. Puis il lui adressa un clin d’œil et tourna les talons.

Avant qu’elle ait pu reprendre son souffle, il revint ses pas.

— Une dernière chose, souffla-t-il en glissant un bras sur ses épaules.

Elle inclina la tête en arrière tandis qu’il se penchait en avant. Sa bouche se posa sur la sienne. Il avait les lèvres aussi douces qu’elles en avaient l’air.

Ce ne fut pas un baiser profond, juste une petite bise, mais Luce réagit très fort, sous le choc, l’excitation, le risque d’être vue pendant ce baiser si long et inattendu… elle en eut tout simplement le souffle coupé.

— Qu’est-ce que… ?

Sa tête partit sur le côté, puis il se plia en deux en deux se tenant la mâchoire. Derrière lui, Daniel se massait le poing.

— Bas les pattes !

— J’ai pas entendu, grommela Cam en se redressant lentement.

Seigneur ! Ils étaient en train de se battre, dans la bibliothèque ! Pour elle...

Soudain, Cam se précipita vers Luce et l’enlaça. Elle poussa un cri. Daniel fut cependant plus rapide. Il écarta brutalement Cam et le projeta contre la table informatique. Cam gémit lorsque Daniel l’attrapa par les cheveux pour lui clouer la tête sur la table.

— Je t’ai dit de ne pas poser tes sales pattes sur elle, espèce de sous-merde !

Penn étouffa un cri strident. Elle prit sa trousse et recula vers le mur sur la pointe des pieds. Luce la vit lancer une fois, deux fois, trois fois sa trousse jaune sale en l’air. La quatrième fois, elle monta assez haut pour toucher la petite caméra noire vissée dans le mur. L’impact dévia l’objectif vers une pile d’ouvrages pratiques.

Cam avait réussi à repousser Daniel, et les deux garçons tournaient en rond. Leurs pas grinçaient sur le parquet ciré. Daniel se pencha avant même que Luce ne remarque l’élan de Cam. Mais il ne fut pas assez rapide. Cam décocha une droite meurtrière juste sous l’œil de son adversaire, qui trébucha en arrière sous la violence du choc, poussant Luce et Penn contre la table informatique. Il se retourna et marmonna des excuses avant de faire volte-face.

— Arrêtez ! cria Luce juste avant qu’il se jette à la tête de Cam.

Daniel se mit à marteler les épaules et le visage de son adversaire de coups de poing rageurs.

— C’est bon ça, grogna Cam en esquivant comme un boxeur.

Pugnace, Daniel le saisit par le cou et le serra. Cam riposta en projetant Daniel contre une étagère. Un fracas plus puissant que le tonnerre résonna dans toute la bibliothèque. Daniel gémit et lâcha prise avant de s’écrouler à terre.

— Il t’en reste un peu, Grigori ?

Luce vacilla, craignant qu’il ne se relève pas. Mais Daniel se redressa vite.

— Je vais te montrer, siffla-t-il. Dehors. (Il se dirigea vers Luce, puis s’éloigna.) Toi, tu restes là.

Les deux garçons sortirent par la porte du fond que Luce avait empruntée le soir de l’incendie. Pétrifiées, les deux amies demeurèrent bouche bée.

— Viens voir ! ordonna enfin Penn en entraînant Luce vers une fenêtre qui donnait sur le pré.

Le visage contre la vitre, elles essuyèrent la buée que formait leur souffle.

Il pleuvait à torrents. Le pré était sombre, boueux et glissant. Seules les fenêtres de la bibliothèque éclairaient la scène. Il était difficile de distinguer quoi que ce soit. Puis deux silhouettes détrempées foncèrent vers le milieu du terrain. Les deux garçons se disputèrent un moment et se mirent à tourner en rond, face à face, les points levés.

Luce agrippa le bord de la fenêtre lorsque Cam attaqua le premier. Il se rua sur Daniel pour lui assener un coup d’épaule, puis un coup de pied dans les côtes.

Daniel se plia en deux en se tenant le flanc. « Redresse-toi », l’implora Luce. Elle eut l’impression d’avoir encaissé elle-même le coup. Chaque fois que Cam brutalisait Daniel, elle souffrait.

Assister à leur lutte lui était insupportable.

— Daniel a trébuché, annonça Penn après que Luce se fut détournée. Mais il s’est redressé tout de suite et l’a frappé en plein visage. Joli !

— Tu aimes ça ? demanda Luce, horrifiée.

— Mon père et moi, on regardait les matches de boxe à télé, répondit Penn. On dirait qu’ils ont suivi un entrainement sérieux. Joli coup croisé, Daniel ! Ouah...

— Quoi ? fit Luce en jetant un œil vers l’extérieur. Il est blessé ?

— Détends-toi, la rassura Penn. Quelqu’un vient les séparer. Juste au moment où Daniel reprenait du poil de bête...

Penn avait raison. M. Cole traversait le campus en courant. En arrivant auprès des deux garçons, il les observa un moment, presque hypnotisé par le combat.

— Faites quelque chose, murmura Luce, qui en était malade.

Enfin, M. Cole saisit les deux garçons par le col et. Ils se débattirent quelques instants, puis Daniel finit par s’écarter. Il secoua sa main droite, puis il se mit à tourner en rond et cracha plusieurs fois dans la boue.

— Très séduisant, Daniel, railla Luce.

M. Cole leur faisait un sermon. Il agitait les bras face aux deux garçons, qui avaient la tête baissée. Cam fut le premier à disposer. Il courut en direction des chambres et disparut. Ensuite, le professeur posa une main sur l’épaule de Daniel. Luce brûlait de savoir de quoi ils parlaient, et si Daniel serait puni. Elle eut envie d’aller le voir, mais Penn l’en empêcha.

— Tout ça pour un bijou ! Qu’est-ce que Cam t’a offert, d’ailleurs ?

M. Cole s’éloigna. Daniel resta seul, à la lueur d’une lanterne, à regarder la pluie tomber.

— J’en sais rien, répondit Luce en s’éloignant de la fenêtre. Mais je n’en veux pas. Surtout après ça.

Elle revint vers l’ordinateur et sortit l’écrin de sa poche.

— Moi, je le veux bien, déclara Penn en soulevant couvercle.

Troublée, elle observa Luce.

L’éclat qu’elle avait aperçu n’était pas celui d’un bijou. L’écrin ne contenait que deux objets : un autre médiator vert et une feuille de papier doré.

 

Rejoins-moi demain après les cours. Je t’attendrai à la grille.

C.